Tour à tour pratique et horripilante, la perche à selfie s’est imposée en 2015 comme l’objet tendance que l’on adore détester, surtout quand elle est brandie par les autres. Si elle permet de s’adonner avec originalité à l’art du selfie, elle n’est toutefois pas dénuée de risques – pour les autres comme pour soi-même.
Chacun veut ses 15 minutes de gloire
Le succès de la perche à selfie, qui s’est imposée à peu près partout dans le monde plus rapidement qu’une pandémie, découle directement du triomphe égocentrique incarné par le selfie lui-même. Élu « mot de l’année » en 2013, le selfie consiste à faire un autoportrait à l’aide d’un appareil photo, en tenant celui-ci à bout de bras.
Le selfie est le symptôme d’un « moi je » qui ne se dément pas. Andy Warhol disait il y a un demi-siècle que chacun, à l’avenir, aurait droit à ses 15mn de célébrité mondiale. La mode de l’autoportrait, soutenue par la puissance des réseaux sociaux, a matérialisé la prophétie de Warhol au-delà de ce que l’artiste pouvait imaginer : sur Facebook, la vie quotidienne de chacun devient un spectacle permanent.
Plus qu’un signe de narcissisme, le selfie est devenu un objet promotionnel en soi. Souvenez-vous du génial selfie d’Ellen DeGeneres pris lors de la cérémonie des Oscars 2014, avec tout le gratin des acteurs d’Hollywood derrière elle, Bradley Cooper et Jennifer Lawrence en tête. Il s’agissait, en réalité, d’un coup marketing génial de Samsung, le sponsor de la soirée, pour promouvoir son nouveau smartphone.
Tendez la perche
La perche à selfie va dans le même sens : elle devient un objet de communication. On aura vu par exemple Obama en utiliser une pour une photographie prise en Alaska, sur fond de paysage idyllique. La perche à selfie, c’est une façon de dire qu’on est « in », qu’on suit de près les progrès de la technologie et des réseaux sociaux.
Mais qu’est-ce qu’une perche à selfie, pour ceux qui ne connaissent pas encore l’objet du délit ? Il s’agit d’un manche télescopique couronné par un support pour appareil photo. La perche permet de prendre un selfie avec suffisamment de recul pour offrir des angles de vue différents, et sans ce maudit morceau de bras que l’on était condamné à voir apparaître sur l’ancienne version.
La perche à selfie originale mesure entre 22 et 109cm de long. Elle est munie, au choix, d’un câble ou d’un bouton déclencheur Bluetooth intégré au manche. Elle s’adapte à tous les smartphones entre 55 et 88mm de largeur grâce à une technologie Clip Holder Universel.
On lit ici ou là que sa création date de 2005, avec le dépôt de brevet d’un inventeur canadien. Mais il s’avère que la perche à selfie existait déjà au Japon dans les années 80, dans une version certes moins perfectionnée que celle qui nous envahis désormais.
Polémiques
Aussi tendance soit-il, cet objet ne plaît pas à tout le monde. Le selfie, reflet narcissique de l’être humain, ne faisait au moins de mal à personne. Mais la perche à selfie, elle, est progressivement prohibée de certains lieux publics et institutions à cause des risques ou de l’inconfort qu’elle peut provoquer. Elle peut, par exemple, servir d’arme contondante pour frapper un voisin incommodant ou un mari infidèle.
Plus prosaïquement, elle représente un risque réel pour les objets alentours : dans un musée, notamment, où les œuvres d’art ne se trouvent jamais loin, une perche à selfie est le diable incarné. En outre, elle occasionne une gêne pour les autres : essayez donc de profiter d’un concert lorsqu’une centaine de perches à selfie vous séparent de votre groupe favori.
Son interdiction a déjà été prononcée dans de nombreuses institutions. En France, le musée d’Orsay et le Château de Versailles ne la souffrent plus. Aux États-Unis, des musées comme le MoMa, la National Gallery, le Metropolitan Museum of Art et le Smithsonian l’ont prohibé après avoir exprimé publiquement leur agacement. Personne n’a envie de perdre un Rembrandt à cause d’un manche mal positionné.
D’autres s’y mettent : pas de perche à Disneyland Paris ni durant la quinzaine du festival de Cannes – y compris, on l’imagine, pour Ellen DeGeneres, Bradley Cooper et Jennifer Lawrence. Si de nombreuses institutions hésitent encore, néanmoins, c’est parque le selfie reste un formidable outil de communication et un vecteur inestimable de publicité gratuite via les réseaux sociaux.
Faut-il risquer sa vie pour un bon selfie ?
Plus grave que la protection des tableaux et que le confort des spectateurs : la perche à selfie peut s’avérer mortelle. Le nombre de décès dus à ces manches est exponentiel et touche toutes les nationalités, principalement chez les jeunes qui utilisent plus volontiers cet objet.
Au Pays de Galles, un randonneur britannique a été foudroyé via sa perche à selfie. En Inde, trois étudiants ont été fauchés par un train alors qu’ils voulaient se photographier devant un convoi qui arrivait. Au Portugal, un couple de Polonais est tombé d’une falaise alors qu’il essayait de trouver l’angle idéal de prise de vue. Qualifier ces morts de stupides serait un euphémisme.
Mais les États prennent ces risques au sérieux. En juillet 2015, la Russie a lancé une campagne de sensibilisation, « Safe Selfie », inspirée des panneaux de signalisation routière, pour inciter les utilisateurs à rester prudents lorsqu’ils déploient leur perche. Un selfie, c’est bien, mais sans avoir à risquer sa vie, c’est mieux.
Toutefois, puisque rien n’arrête le progrès, une perche à selfie est désormais disponible pour… tablettes ! Le quart d’heure de gloire promis par Warhol touchera décidément tout le monde.